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La non-scolarisation, source des inégalités républicaines
Jeanne Belany et Antoine Plancke
dimanche 24 novembre 2024
L’accès à l’école est-il le même sur l’ensemble du territoire français ? Jeanne Belanyi, directrice de l’Observatoire des outre-mer de la Fondation Jean-Jaurès, et Antoine Plancke, professeur de lycée professionnel en lettres et histoire-géographie à Saint-Laurent du Maroni en Guyane, montrent dans cette première note les fortes disparités d’accès à la scolarisation qui sont à l’œuvre en Outre-mer, notamment en Guyane.
« L’enfant, en Guyane, est une plante sauvage qui doit se suffire à elle-même, croître sur elle-même, se développer par ses propres moyens, sans qu’elle soit à l’abri des intempéries. […] Il ne suscite aucune attention, bien qu’il soit le sel et l’os des générations présentes et à venir. »
La métaphore date de 1938, elle s’exprime par la voix de Léon-Gontran Damas, grand poète de la négritude et dix ans plus tard, député de la Guyane. Dans quelle mesure se vérifierait-elle aujourd’hui encore ? Ou au contraire serait-elle contredite par une évolution heureuse des politiques publiques en matière d’éducation et de protection de l’enfance, au fil d’une décolonisation toujours tâtonnante ? Si les réponses sont nécessairement multiples et nuancées, un premier constat s’impose, éloquent en soi : la question demeure, et elle peut se poser dans la plupart des territoires dits d’outre-mer, induisant des inégalités entre ceux-ci et l’Hexagone ; entre les outre-mer eux-mêmes, loin de présenter une réalité uniforme ; et à une échelle plus fine, au sein même de chacun de ces territoires. Allons plus loin : au-delà des inégalités et de leurs spécificités, les outre-mer français ne tendraient-ils pas finalement un miroir grossissant à l’Hexagone, reflétant des problématiques nationales et concernant également d’autres territoires aux marges de la République ?
Fin 2023, les représentants des branches ultramarines de la FSU-Snuipp, principal syndicat du premier degré, lançaient une campagne axée sur l’enseignement scolaire dans les départements et régions d’outre-mer (DROM), dont l’intitulé ne laissait guère de place à la nébulosité : « École en sous-France ». Pointant des problèmes sociaux, sanitaires, sécuritaires ou encore d’effectifs, mais également des infrastructures déficientes car souvent inadaptées aux conditions météorologiques, entravant dès lors le droit pour les élèves à bénéficier d’un environnement d’apprentissage sûr et confortable, ils appelaient à la mise en place d’une politique volontariste qui ferait passer l’égalité républicaine du statut de dogme à celui de matérialité tangible.
Où est la la promesse républicaine d’égalité et d’émancipation
Au travers de cette alerte du monde enseignant, la question qui s’impose s’émancipe d’un cadre qui se limiterait aux frontières ultramarines : la société française est-elle en mesure d’offrir à chacun les mêmes chances de réussite ?
Alors que la trajectoire financière de la France s’inscrit dans un cadre annoncé d’austérité budgétaire et qu’un rapport réalisé conjointement par l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche a récemment proposé de fermer massivement des classes pour réduire les coûts de l’Éducation nationale, il est essentiel de rappeler que de fortes disparités d’accès à la scolarisation sont à l’œuvre en Outre-mer.
Nous assumerons ici une part de subjectivité, appuyée sur le vécu de professeurs, notamment en Guyane. La présente note vise une approche globale en reliant des données souvent éparses, parfois contradictoires, et pose la question des leviers qui permettraient de sortir d’une relative incurie. L’enjeu politique est d’importance : il ne s’agit rien moins que de tenir enfin, soixante-dix-huit ans après le choix de départementaliser les « vieilles » colonies, la promesse républicaine d’égalité et d’émancipation pour tous.
Si tous les territoires ultramarins sont concernés, la question se pose en des termes plus aigus dans les deux territoires les moins favorisés : Mayotte et la Guyane, également seuls DROM où la population scolaire augmente.
Perpétuer les inégalités qu’elle prétend combattre
Selon la sociologue Dominique Schnapper, « l’école commune à tous est l’institution de la République par excellence », au sein de laquelle « les élèves, comme les citoyens, sont traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques familiales et sociales ». Ainsi que le rappelle Alain Michel, depuis Condorcet, l’école a en effet été considérée comme une institution « essentielle à la constitution de la république », qui doit « former l’homme et le citoyen, développer sa capacité de jugement et son autonomie ».
Mais quel sens donner à « l’école de la République », désignée comme première priorité nationale et bien souvent au cœur des politiques publiques, dont la « mission première [est de faire] partager aux élèves les valeurs de la République », alors même qu’elle semble, et ce, notamment au travers du prisme ultramarin, perpétuer les inégalités qu’elle prétend combattre et, de facto, impacter le sentiment d’appartenance collective à la société ?
En 2021, Guyane La Première posait le sujet sans équivoque : « En principe, l’accès à l’éducation est un droit fondamental, garanti par l’État à tous les enfants en France, sans condition d’origine ou de nationalité. De fait, en Guyane, une forme de sélection s’opère à l’entrée du système scolaire, puisqu’il n’y a pas assez de places pour accueillir l’ensemble des jeunes à scolariser ».
La question se pose en des termes d’autant plus sensibles quand le profil des jeunes non scolarisés est très marqué géographiquement et socialement, au sein d’un même territoire. Ainsi que le relève l’Insee en 2020, il est particulièrement marqué dans l’ouest et l’est de la Guyane, qui concentrent plus de difficultés sociales ; et plus encore dans les communes isolées. « En 2020, la part des enfants âgés de 3 à 16 ans non scolarisés s’élève à 7% en Guyane, soit 6 207 enfants. Elle est deux fois plus élevée qu’en France hexagonale. La non-scolarisation est plus marquée en Guyane non routière. La proportion d’enfants non scolarisés nés à l’étranger est trois fois plus élevée que celle des enfants nés en France. Le taux de non-scolarisation des enfants ayant des parents inactifs est deux fois plus élevé que ceux ayant des parents actifs. La non-scolarisation concerne plus souvent les enfants vivant dans une famille monoparentale (8%) que ceux vivant dans une famille de couple (6%). Enfin, les enfants vivant dans des logements ayant accès à l’eau ou encore à l’électricité ont un taux de non-scolarisation quatre fois plus faible que ceux vivant dans des logements n’y ayant pas accès. »
Alors que d’indéniables efforts sont faits pour enrayer cette tendance, « entre 2013 et 2020, le taux de non-scolarisation des enfants âgés de 3 à 16 ans reste stable en Guyane ».
Une réponse politique souvent insuffisante
À la racine du phénomène, une démographie toujours croissante, et une réponse politique souvent insuffisante.
Le phénomène contribue évidemment à la surpopulation scolaire et au besoin de construire toujours plus d’écoles et de recruter toujours plus de professeurs. Outre l’accès aux moyens de contraception, les travaux de démographes tels qu’Hervé Le Bras ont montré que c’est précisément quand la puissance publique se donne réellement les moyens de faire progresser la scolarisation secondaire des jeunes filles que l’on peut observer une évolution du taux de natalité, les maternités étant plus tardives et davantage choisies ; il précise que cette évolution prend aujourd’hui le temps d’une génération, quand elle a mis un siècle à s’imposer en Occident. Il n’en demeure pas moins que l’application de la loi de 2001 pour les cours d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, insuffisante partout en France, a ici des conséquences plus importantes. Sa mise en œuvre requerrait une vraie prise en compte des spécificités culturelles, comme le font déjà autant que possible des infirmières scolaires, des associations de Planning familial et des sage-femmes de la Croix-Rouge.
L’une d’elles, présente quelques heures par semaine dans un établissement de l’ouest guyanais et investie de longue date sur le territoire, a pu observer les premiers signaux faibles d’une évolution possible concernant les grossesses précoces et le nombre d’enfants par femme. Selon elle, de plus en plus de jeunes filles, qui ont vu leur propre mère se débattre dans l’éducation de fratries de dix ou douze enfants, sont plus conscientes des difficultés induites ; elles seraient donc de plus en plus nombreuses à prendre garde à ne pas avoir d’enfant avant la fin de leurs études ou, à tout le moins, à en avoir moins. Une tendance faible, qui se vérifiera ou non dans les indices de fécondité que l’on pourra mesurer dans les vingt ans à venir.
Dix ans de retard dans le bâti scolaire
D’autres facteurs jouent pourtant à plein. D’abord le retard chronique en matière de construction d’établissements scolaires, comme le souligne un rapport sénatorial en 2022 : « le taux de scolarisation est de 77,9% à Mayotte et de 77,7% en Guyane. Il est principalement dû aux tensions sur le bâti scolaire », tensions évaluées à un « retard de dix ans dans la construction d’écoles, de collèges et de lycées » en Guyane.
Ensuite les « refus-guichets » : en 2009, « un collectif pour la scolarisation de tous les enfants en Guyane, le collectif Migrants outre-mer et des Fédérations de syndicats avaient sollicité le Défenseur des droits sur les mesures discriminatoires en matière de droit à l’éducation à l’égard d’enfants étrangers et des peuples des forêts et des fleuves. » En 2016, « le Défenseur des droits rappelle aux communes que l’inscription à l’école se fait sur présentation de justificatifs d’identité et d’un certificat de vaccination DT polio. L’exigence de tout autre document aboutit à une différence de traitement qui pourrait revêtir un caractère discriminatoire ».
En 2021, l’Unicef continue de dénoncer « des difficultés d’inscription scolaire pour de nombreuses familles, qui font face à des exigences illégales de pièces administratives et des » refus-guichet « en particulier pour de nombreux enfants étrangers ou vivant dans des quartiers informels ».
Quoi qu’il en soit, il faut prendre la mesure de l’inégalité en la matière entre les données nationales et celles qui ont pu être avancées, de longue date, en Guyane : « Selon l’Insee (recensement 2012), le taux de non-scolarisation pour les élèves âgés de 6 ans était de 4,3% contre 1,8% en Hexagone et, pour les adolescents âgés de 16 ans, le taux de non-scolarisation était de 10% contre 3,6% en Hexagone ; sans doute un taux encore plus élevé si on tient compte des difficultés d’inscription, en particulier, lorsque des pièces administratives sont abusivement demandées par des communes pour inscrire les enfants ou lorsque des correspondances sont considérées » destinataire introuvable « , situation fréquente dans les zones d’habitat spontané ».
Dotations aux collectivités minorées
Cette question s’inscrit donc dans une problématique plus large : celle de recensements régulièrement contestés, car ne prenant pas suffisamment en compte l’importance des populations en situation irrégulière et/ou habitant des quartiers informels, parfois depuis plusieurs générations, et dont les enfants, français ou étrangers – parfois dans un flou total quant à leur nationalité – ont dans tous les cas droit à la scolarisation.
Il en résulterait des dotations aux collectivités minorées et sans commune mesure avec les besoins réels des populations administrées, au premier chef en matière scolaire. Concrètement : des établissements en nombre insuffisant et dangereusement surpeuplés. Le taux de remplissage a dépassé les 100% « dans la quasi-totalité des établissements », relève Annie Robinson-Chocho, la vice-présidente de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG) en charge de l’éducation. « Il y a un goulot d’étranglement à l’entrée à l’école. Toutes les mairies ont des listes d’attente », assure Florent Hennion, le secrétaire académique du Snes-FSU. « Mais cette problématique touche aussi le second degré ».
Zoomons sur l’ouest guyanais avec Saint-Laurent du Maroni, deuxième ville de Guyane, commune frontalière du Suriname et territoire situé à la lisière des marges de la République s’il en est. « Aujourd’hui, la ville compte officiellement 50 000 habitants mais tout le monde sait que l’on est plus près de 80 000, souligne Sophie Charles, maire sans étiquette depuis 2018, dans l’AFP. […] On aurait besoin de 10 à 25 millions d’euros de plus dans notre budget pour assumer toutes nos prérogatives. Nos moyens ne sont pas adaptés, car la population réelle n’est pas retranscrite dans la dotation globale de fonctionnement ».
Scolarisation en maternelle et en lycée : un enjeu décisif
Outre le fait que le taux de non-scolarisation est sans doute sous-évalué, c’est surtout au début et à la fin de la scolarisation que le bât blesse. Penchons-nous un instant sur le premier bout du problème : selon l’Insee, à Saint-Laurent du Maroni, 37% des 2-5 ans seraient non scolarisés, alors que nombre de chercheurs en sciences de l’éducation ont montré à quel point ces premières années de scolarisation sont décisives, notamment pour l’acquisition de vocabulaire – qui plus est sur un territoire où la majorité des enfants sont allophones : « Le Défenseur des droits souhaite que le dispositif d’intervenants en langue maternelle en zone amérindienne soit consolidé et que les efforts soient entrepris pour scolariser un enfant avant ses trois ans afin de permettre le plus tôt possible une meilleure acculturation à la langue française ». Leur non-scolarisation accentue les inégalités sociolinguistiques dont ils pâtissent déjà ; leur scolarisation contribuerait à les réduire.
La scolarisation dès l’âge de 3 ans, rendue obligatoire en 2019, est difficilement appliquée en Guyane en raison de la saturation des écoles existantes. En Guyane, une stagnation (de 20 à 30% des enfants de 3 ans non scolarisés entre 2014 et 2019) aurait succédé à une phase de progression notable (« le taux de scolarisation à [3 ans] passe de 65% en 2007 à 80% en 2013 »). Pour la tranche d’âge 3-5 ans, on suppose quelques progrès, qui maintiennent néanmoins la Guyane très en-deçà des moyennes nationales : en 2020, « avec 2556 enfants concernés, la tranche des 3 à 5 ans affiche le taux de non-scolarisation le plus élevé (14%). En France hexagonale, cette tranche d’âge est également la plus concernée mais dans une moindre mesure (8%) ».
Trois ans après le vote de la loi, l’évolution laisse dubitatif. Selon le rectorat de Guyane cité dans le rapport parlementaire de 2023, le taux d’inscription des enfants de 3 ans « serait désormais proche de 95% ».
Ne pas rater la sortie du collège
Un an auparavant, un rapport sénatorial était plus mesuré : « En Guyane, la mise en œuvre de l’obligation d’instruction connaît une lente progression. […] L’objectif actuel du ministère est de renforcer progressivement la scolarisation pour qu’elle devienne effective pour tous les enfants d’ici 2025, soit plus de six ans après l’entrée en vigueur de la loi. Fait marquant, le taux de scolarisation des enfants de 3 à 5 ans a baissé en Guyane à la rentrée 2020 par rapport à la rentrée 2019. Aujourd’hui, le ministère estime le nombre d’enfants non scolarisés en maternelle à 2800 en Guyane. […] Le gouvernement estimait alors pour la rentrée 2020 le nombre d’enfants de maternelle restant à scolariser à 3 518 en Guyane. Les rapporteurs constatent que près de 80% de ces enfants guyanais identifiés comme restant à scolariser ne le sont toujours pas. »
À l’autre bout de la chaîne, « la collectivité territoriale de Guyane et le rectorat constatent que la sortie du collège marque un tournant dans le parcours scolaire. Le taux de déscolarisation est alors de 4% en Guyane, soit trois fois plus que dans l’Hexagone ».
Le constat est bien établi, qui doit d’autant plus nous interpeller sur les conséquences locales d’un choix du gouvernement sortant : l’obtention du brevet des collèges deviendrait la condition d’accès au lycée. Le nombre de jeunes concernés en Guyane serait sans commune mesure avec ce qui peut être observé dans l’Hexagone ; et, le cas échéant, les professionnels et les structures qui pourraient venir en renfort ou prendre le relais de l’école en Guyane sont déjà trop peu nombreuses et sous-dotées pour faire face à la situation actuelle, comme dans d’autres zones défavorisées en France.
Cette annoncé précipitée, érigée en méthode de communication à la tête de l’État a des conséquences disproportionnées dans les Outre-mer. Il serait pour le moins salutaire que les futurs gouvernements intègrent mieux et d’emblée les réalités ultramarines dans la conception de leurs politiques publiques nationales.
Breve
Encadré
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